Robert Maggiori, le véritable auteur du Necrologicon

 

Robert Maggiori, le « spécialiste philosophie » du quotidien Libération, doit finir par connaître son petit Bouveresse illustré sur le bout des doigts : il lui a consacré au moins 9 articles en plus de 20 ans, à l’occasion de la parution de nouveaux livres de Bouveresse. Il était par conséquent bien naturel qu’il ait été chargé de rédiger la nécrologie du philosophe, pour une parution dans le journal dès le 12 mai, soit le lendemain de l’annonce de sa mort.

C’est un article de dimension remarquable. Deux pages constituées d’environ 1500 mots, voilà qui tranche avec ce que les autres journaux ont publié à cette occasion. Certes, les trois-quarts d’une des pages sont occupées par une grande photo, auxquels s’ajoutent des titre et inter-titres en grand format remplissant également une bonne partie de l’ensemble. N’empêche : deux pages. Indéniable effort. Quand il s’agit d’honorer les penseurs, Libération ne lésine décidément pas.

Au fil de la lecture de ce long article, on est cependant saisi d’un sentiment de déjà-lu : n’aurai-je pas lu ce passage quelque part ? Et cet autre ? Et ce troisième ? Ce malaise s’accroissant jusqu’au point final, le lecteur scrupuleux va alors jeter un œil à ses archives. Sans beaucoup de difficultés, il retrouve un article du même Maggiori, paru dans le même journal, mais... en novembre 1998. Titré « Bouveresse hors d’ivresse », cet article présente après relecture comme un air de famille (presque une Familienähnlichkeit ?) avec celui qui sera publié près de 23 ans plus tard. Il rendait alors compte de la parution du livre d’entretiens avec Jean-Jacques Rosat Le philosophe et le réel (Hachette, 1998). Comment diable un article nécrologique pourrait-il avoir été écrit tant d’années avant la mort du principal concerné ? Robert Maggiori serait-il une sorte de prophète, de devin, d’aruspice ? Pour dissiper ces inquiétudes, examinons les deux articles de plus près.

 

(Aperçu du Necrologicon de Robert Maggiori – celui qui chuchotait par anticipation sur les ténèbres)

 

COMPARAISON N’EST PAS DÉRAISON

Introduisons un tableau de comparaison entre les deux articles. Les 11 paragraphes de l’article de 2021 sont repris dans l’ordre, en première colonne. Les paragraphes correspondants de l’originel – si l’on peut dire – sont en regard, dans la colonne du milieu. Quelques commentaires préliminaires de notre part suivent en dernière colonne.

Les passages surlignés en jaune sont ceux dont on ne pourra nier une très légère ressemblance d’un article à l’autre. Les passages surlignés en vert mettent en évidence les changements significatifs de termes d’un article à l’autre, voire l’introduction ou la rétractation de fragments de phrases. Disons que ce qui est en vert est « original » ou « élagué ».

 

« Mort de Jacques Bouveresse »

Libération, 12 mai 2021

« Bouveresse hors d’ivresse »

Libération, 26 novembre 1998

Commentaires initiaux au fil de la (double) lecture

environ 1 500 mots, découpage en 11 paragraphes

environ 1 700 mots

 

§1. A la Sorbonne, les étudiants en philosophie, habitués à des discussions très vives sur Sartre et Hegel, Lévi-Strauss, Husserl, Freud, lu par Lacan, et Marx, lu par Althusser - avant que Mai 68 ne vienne les enflammer politiquement - suivaient ses cours avec une révérence mêlée de crainte. Certains étaient même terrorisés, et remettaient la compréhension à plus tard, se contentant de «gratter» le maximum de notes sans trop se tromper - «p implique q si et seulement si q appartient à l’ensemble R», de recopier les démonstrations dont, d’une écriture d’instituteur IIIe République, il noircissait le tableau,et retenir les noms qu'ils entendaient pour la première fois: Wittgenstein, Frege, Russell, Popper, Reichenbach, Bolzano, Moore, Schlick, Whitehead, Carnap... 

Les étudiants, initiés au calcul propositionnel et au calcul des prédicats quand éclate Mai 68, suivaient son enseignement dans une sorte de révérence mêlée d'effroi: ils n'arrêtaient pas de «gratter», de faire des exercices sur «p qui implique q si et seulement si q appartient à l'ensemble R», de tenter vainement de recopier les démonstrations dont Bouveresse, d'une écriture d'instituteur IIIe République, noircissait le tableau, et de retenir les noms qu'ils entendaient pour la première fois: Wittgenstein, Frege, Russell, Popper, Reichenbach, Bolzano, Moore, Schlick, Whitehead, Carnap

Si l’« effroi » de 1998 n’est désormais plus que « crainte » en 2021, certains étudiants n’en restent pas moins « terrorisés ». Il est vrai que l’exemple pris, tellement clair, procure au lecteur un frisson de terreur.

En 1998, les étudiants de ce passé de Mai 68 tentaient vainement de recopier les démonstrations. En 2021, les étudiants de ce passé d’avant Mai 68 se contentent de le faire. Y parviennent-ils, oui ou non ? Malgré tout, en 2021, ils remettaient la compréhension à plus tard, mais on ignore s’ils souffraient des mêmes lenteurs en 98. En 98, ils leur fallait faire des (!) exercices sur « p implique » etc, mais il semble que cette difficulté, si bien résumée, soit surmontée sans problème en 21. Alors, le niveau monte ou le niveau baisse ?

Le procédé rhétorique (et fainéant) de noyer le lecteur sous des noms de personnes, souvent nommé « name-dropping », se manifeste en fin de paragraphe dès 98 et est censé donner suffisamment d’informations complémentaires et de lumières au lecteur. Autant le reprendre d’un article à l’autre, sans indiquer qui sont ces 10 mystérieuses et intimidantes personnes. Il était sans doute indispensable d’en citer 8 autres dès le début, qui ne figuraient pas encore en 98.

§2. Il n’était pas « comme les autres », Jacques Bouveresse. Il avait mauvais caractère, disait-on, grincheux, irritable, intransigeant. Un ours mal léché, un esprit bougon qui maugrée et peste contre tout le monde – suscitant ainsi comme une tendresse qui tantôt s'emporte et tantôt, avec une méticulosité chirurgicale, déchiquette au laser de l'ironie les travers, les impostures, les tours de passe-passe, les simplifications ou les compromissions dans lesquels il lui semble que les penseurs ses frères tombent parfois (et les journalistes faux frères toujours). Un homme d’une probité intellectuelle sans faille, ennemi de toutes les compromissions, un « résistant », fidèle à lui-même, à ses maîtres, tenants d’une philosophie à la logique rigoureuse, et à ses amis, dont Pierre Bourdieu. Il était alors aux débuts de sa carrière, mais il ne changera pas.

Un ours mal léché. De ces esprits bougons qui maugréent et pestent en marchant, contre tout, contre tout le monde.

[…] avec une méticulosité chirurgicale, déchiquette au laser de la satire les travers, les impostures, les tours de passe-passe, les simplifications ou les compromissions dans lesquels il lui semble que les penseurs ses frères tombent parfois, et les journalistes faux frères toujours.

 

Passage de la satire à l’ironie ? On sent comme un adoucissement. Bouveresse suscite même presque la « tendresse » !

Certaines images et formules, trouvailles de 98, méritaient apparemment d’être ré-assénées en 21. Il faut dire qu’elles méritaient une reprise (« ours mal léché », « chirurgie », « laser »…) Maggiori en a été particulièrement satisfait.

La fin du paragraphe est nouvelle… si l’on peut dire. Maggiori vient de recopier dans la phrase qui précède que Bouveresse « déchiquette […] les compromissions », pour enchaîner sur Bouveresse « ennemi de toutes les compromissions ». (Au passage, il aurait été plus qu’opportun de citer ne serait-ce qu’une seule de ces « compromissions » auxquelles s’attaquait Bouveresse. Pourquoi tant d’allusions, et si peu d’illustrations ? Ce ne sont pas elles qui manquent.)

§3. Fils de paysans, il va devenir professeur au Collège de France, détenteur jusqu'en 2010 de la chaire de « Philosophie du langage et de la connaissance », et être reconnu comme le spécialiste incontesté de Wittgenstein et du positivisme logique, ou d'écrivains tels que Robert Musil, Elias Canetti, Georg C. Lichtenberg ou Karl Kraus. Un penseur rationaliste, à qui l’on doit d’avoir introduit en France la philosophie du langage anglo-saxonne, la philosophie analytique, et défendu dans sa propre pensée ce qu’il estime être un minimum syndical: le respect des prérogatives de la raison, l’attention au réel, le « réalisme sans métaphysique », la séparation entre les propositions vraies ou vérifiables et les propositions à l'évidence fausses, la rigueur argumentative, la sobriété analytique... Sa «saine colère» venait de la conviction que ces réquisits de base sont ignorés ou sciemment bafoués par les «penseurs à la mode» qui, spécialistes des généralités, sont prêts à produire pseudo science, pseudo-philosophie et politique-fiction pourvu que le plus grand nombre tienne leurs discours pour géniaux. Mais elle s’est exercé aussi contre des philosophes tenus par lui-même pour grands, tels Foucault, Derrida ou Deleuze, coupables d’avoir rendu suspectes les prétentions à la vérité et à l’objectivité, sinon de n'avoir pas encouragé un plus grand respect à l'égard «de choses comme la raison, la logique, la vérité et les faits»

 

Tiens ? Pas d’équivalent en 1998 ? Bizarre.

§4. «J'ai fait, en tout cas, les foins et les moissons et j'ai aussi gardé les vaches en automne.» Jacques Bouveresse est né en 1940 dans une famille paysanne de neuf enfants, à Epenoy, un petit village du Haut-Doubs situé non loin de l'endroit où Louis Pergaud situe la Guerre des boutons. «Mon père -écrit-il dans son autobiographie intellectuelle, le Philosophe et le réel - est mort prématurément en 1970 et la poursuite de l'exploitation familiale a posé à ce moment-là des problèmes à peu près insolubles, qui ont conduit indirectement, en 1980, au suicide d'un de mes frères.» La ferme d’élevage demeurera cependant une petite entreprise familiale.  

«J'ai fait, en tout cas, les foins et les moissons et j'ai aussi gardé les vaches en automne.» Jacques Bouveresse est né en 1940 dans une famille paysanne de neuf enfants, à Epenoy, un petit village du Haut-Doubs situé non loin de l'endroit où Louis Pergaud situe la Guerre des boutons.

«Mon père est mort prématurément en 1970 et la poursuite de l'exploitation familiale a posé à ce moment-là des problèmes à peu près insolubles, qui ont conduit indirectement, en 1980, au suicide d'un de mes frères.» Un autre de ses frères gère à présent la ferme d'élevage, devenue «une espèce de petite entreprise». 

Étant donné qu’il s’agit d’éléments purement biographiques, et majoritairement de citations extraites du livre de 98, le copié-collé peut à la limite se justifier : Maggiori avait déjà repris ces éléments à partir du Philosophe et le réel, ils sont purement factuels.

Maggiori nous signale en 2021 que Bouveresse est né « dans une famille paysanne ». Dans le paragraphe précédent, on apprenait qu’il était « fils de paysans ». Cette information figurait d’ailleurs déjà dès le sous-titre de l’article. Maggiori aurait donc également dû préciser au paragraphe 5 que le père de Bouveresse était paysan, mais aussi au paragraphe 6 que Bouveresse était issu du monde paysan et (paragraphe 7) qu’il connaissait la paysannerie pour y avoir vécu. Le lecteur est si distrait, il risque de n’avoir pas assimilé ce fait tellement essentiel.

§5. Sans goût pour la vie agricole, Jacques est un adolescent difficile, contestataire et très tourmenté, qui vit dans un monde idéalisé, où les personnages de Jules Verne et de Jack London se mêlent à ceux de l’histoire sainte (à7 ans, il a lu la Bible en entier !). A ll ans, alors que ses parents, très religieux et traditionalistes, n’exercent aucune pression, il demande à s'inscrire au petit séminaire. Il ne sera pas paysan. « Dire que je n'ai pas aimé l'internat est très en dessous de la vérité. J'ai eu pendant longtemps le même genre de cafard que Törless dans le roman de Musil ». Il fait là six ans d’études et, en 1957, passe à la fois son baccalauréat normal et le baccalauréat de philosophie scolastique, exigé pour entrer au grand séminaire de Besançon. Le jeune séminariste n'arrive cependant pas à partager l’« exaltation religieuse », ni à prendre au sérieux toutes les formes de piété et de dévotion. Viendra, alors, « le doute plus proprement intellectuel », qui finira par miner sa foi. Il ne sera pas curé.

Bouveresse n'a guère de goût pour la vie agricole. C'est un adolescent difficile, très contestataire et tourmenté , qui vit dans un autre monde, idéalisé, où les personnages de Jules Verne et de Jack London se mêlent à ceux de l'histoire sainte (à 7 ans, il avait lu la Bible en entier !). A 11 ans, alors que ses parents, très religieux et traditionalistes, n'exercent aucune pression, il demande à s'inscrire au petit séminaire. Il ne sera pas paysan. « Dire que je n'ai pas aimé l'internat est très en dessous de la vérité. J'ai eu pendant longtemps le même genre de cafard que Törless dans le roman de Musil. » Il fait là six ans d'études et, en 1957, passe à la fois son baccalauréat normal et le baccalauréat de philosophie scolastique, exigé pour entrer au grand séminaire de Besançon. Le jeune séminariste n'arrive cependant pas à partager l'« exaltation religieuse », ni à prendre au sérieux toutes les formes de piétié et de dévotion. Viendra, alors, « le doute plus proprement intellectuel », qui finira par miner sa foi. Il ne sera pas curé. 

Même remarque que ci-dessus, identique mais presque justifié.

On relèvera cependant qu’en 98, Bouveresse avait été un adolescent « très contestataire et tourmenté », tandis qu’en 21 c’est « contestataire et très tourmenté » qu’il avait été. Subtile évolution psychologique. Bel effort pour modifier un article. On n’y verrait presque que du feu.

§6. En hypokhâgne au lycée Lakanal de Sceaux, Bouveresse éprouve quelques complexes à se retrouver « au milieu de gens qui sortaient rarement de milieux aussi populaires » que le sien. Certainement plus fort en allemand que tout le monde, il a pour professeur Pierre Juquin, futur membre de la direction du Parti communiste français, qui lui fait découvrir Trakl, Brecht et Karl Kraus, il « rattrape son retard » en dévorant Balzac, Flaubert, Stendhal, Proust, tous les auteurs russes, le roman américain et la littérature policière. Cela lui réussit: en 1961, il intègre l'Ecole normale supérieure. 

En hypokhâgne au lycée Lakanal de Sceaux, Bouveresse éprouve quelques « complexes » à se retrouver « au milieu de gens qui sortaient rarement de milieux aussi populaires » que le sien. Certainement plus fort en allemand que tout le monde il a pour professeur Pierre Juquin, futur dirigeant du PCF, qui lui fait découvrir Trakl, Brecht et Karl Kraus , il « rattrape son retard » en dévorant Balzac, Flaubert, Stendhal, Proust, tous les auteurs russes, le roman américain, et la littérature policière. Cela lui réussit: en 1961, il intègre l'Ecole normale supérieure.

Idem. Cela dit, cela fait déjà le troisième paragraphe entièrement copié-collé. Pourrait-on avoir droit à un léger remaniement ? Mais c’est une trop belle occasion pour continuer le name-dropping. (Il aurait cependant été particulièrement pertinent d’en dire plus sur Kraus. Il est toujours délicieux de lire un journaliste en parler...)

§7 Rue d’Ulm, tout, l'étalage de culture, la rhétorique, le culot, semble « encore plus déconcertant » au « campagnard » qu'il était resté. « Je suis tombé au milieu d'une génération qui était extraordinairement brillante en philosophie. J'ai eu avec elle des problèmes à la fois du point de vue intellectuel et du point de vue politique. » Homme de gauche, de « tendance réformiste, plutôt que révolutionnaire », Bouveresse ne suit pas les engagements de ses condisciples ou de ses professeurs. Non qu’il n'en partage pas les « causes »: il ne comprend pas qu'on puisse justifier des choix politiques, comme le faisait avec brio le maître des lieux Louis Althusser, au nom d’une « science », en l'occurrence le marxisme, le « matérialisme historique ». S'il est impressionné par les cours que Pierre Bourdieu, Jules Vuillemin ou Gilles-Gaston Granger viennent donner à l'Ecole, il se ferme à toutes les spéculations « lacano-althussériennes » dont l'Ecole s’enivrait, et aussi à tout ce qui était alors considéré en philosophie comme d’« avant-garde ». Du coup, il travaille seul, se construit sa propre bibliothèque d'ouvrages allemands et anglais que personne n'avait songé à ouvrir, découvre « ses » auteurs, laisse peu à peu apparaître tout un continent philosophique encore inexploré. Après son agrégation, en 1965, il est nommé à la Sorbonne pour enseigner d’étranges connecteurs à des étudiants déconcertés. 

Rue d'Ulm, tout, l'étalage de culture, la rhétorique, le culot, semble «encore plus déconcertant» au «campagnard» qu'il était resté. «Je suis tombé au milieu d'une génération qui était extraordinairement brillante en philosophie. J'ai eu avec elle des problèmes à la fois du point de vue intellectuel et du point de vue politique». « Homme de gauche de tendance réformiste, plutôt que révolutionnaire », Bouveresse ne suit pas cela avait commencé avec la guerre d'Algérie les engagements de ses condisciples ou de ses professeurs. Non qu'il n'en partage pas les « causes » : il ne comprend pas qu'on puisse justifier des choix politiques, comme le faisait avec brio le maître des lieux Louis Althusser, au nom d'une « science », en l'occurrence le « matérialisme historique ». S'il est impressionné par les cours que Pierre Bourdieu, Jules Vuillemin ou Gilles-Gaston Granger viennent donner à l'Ecole, il se ferme à toutes les spéculations « lacano-althussériennes » dont l'Ecole s'enivrait, et aussi à tout ce qui était alors considéré en philosophie comme d « avant-garde ». Du coup, il travaille seul, se construit sa propre bibliothèque d'ouvrages allemands et anglais que personne n'avait songé à ouvrir, découvre « ses » auteurs, laisse peu à peu apparaître tout un continent philosophique encore inexploré. Après son agrégation, en 1965, il sera nommé à la Sorbonne.

Idem. Ça devient franchement répétitif, mais cela reste presque biographique, alors Maggiori a-t-il le choix ? Oui : on entre, ou l’on pourrait entrer dans ce qui fait la singularité de ce parcours au regard de l’œuvre, envisagée dans son ensemble. Nous y reviendrons plus bas.

Outre une mystérieuse disparition de la guerre d’Algérie mais une apparition du marxisme, on voit apparaître du nouveau quelque chose qui ne serait pas strictement biographique. Il était temps. Bouveresse enseigne ainsi « d’étranges connecteurs à des étudiants déconcertés. » Bien entendu, Maggiori, se contentant de recopier son article, est marqué presque subliminalement par ses propres anciens termes qu’il vient de relire : en début de paragraphe, c’est Bouveresse qui exprimait qu’il avait été déconcerté par l’atmosphère d’Ulm, en fin de paragraphe ce sont aussi ses étudiants qui le sont à un autre propos. Bref, en un paragraphe, c’est un petit monde de la déconcertation qui voit le jour.

§8. Il commence dès lors l'élaboration de son œuvre, portant avant tout sur la philosophie du langage, de la logique, des mathématiques, et, par la suite, sur la philosophie de la perception, notamment des couleurs et des sons. Il accepte, longtemps - non sans quelques vitupérations - de n'être entendu par personne, mais poursuit son chemin, allumant à sa façon, après Wittgenstein, le «bûcher de nos vanités philosophiques», fustige inlassablement la politisation et l’esthétisation des discours dominants, et réussit, lui, le provincial, à « déprovincialiser » Paris et à faire que la philosophie française s'ouvre aux vents frais venus de Vienne, de Cambridge, de Prague ou de Harvard. 

Il a, depuis, bâti une oeuvre conséquente, portant avant tout sur la philosophie du langage, de la logique, des mathématiques, et, plus récemment sur la philosophie de la perception, notamment des couleurs et des sons. En acceptant longtemps de n'être entendu de personne, en allumant à sa façon, après Wittgenstein, le «bûcher de nos vanités philosophiques», en fustigeant la politisation et l'esthétisation des discours dominants, il a assurément réussi, lui le provincial, à « déprovincialiser » Paris et à faire que la philosophie française s'ouvre aux vents frais venus de Vienne, de Cambridge, de Prague ou de Harvard.

Idem, biographique, avec néanmoins l’apparence d’allusions lapidaires à la philosophie. Mais il reste essentiel de les ensevelir sous   des interprétations psychologisantes secondaires.

On passe du name-dropping d’individus à celui de lieux. S’agit-il d’un progrès ?

§9. Dès le moment où il publie chez Minuit ses premiers livres (d’abord la Parole malheureuse : de l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, puis, en 1973, Wittgenstein : la rime et la raison), Bouveresse ne va plus « décolérer » : chacun reconnaît son érudition et son extrême rigueur, des disciples apparaissent autour de lui, la philosophie anglo-saxonne, Wittgenstein, la tradition philosophique autrichienne, les travaux du Cercle de Vienne acquièrent peu à peu la « reconnaissance » souhaitée, mais lui se sent incompris, négligé, anéanti dans sa tentative de « professionnaliser » la philosophie, défigurée par toutes les « modes » qui occupent l'espace public et médiatique, et maquillent sous un vague vernis de pensée les conflits d'intérêts, les rapports de pouvoir, « la superficialité, l'opportunisme, le suivisme, le clientélisme ».

Dès le moment où il publie chez Minuit ses premiers livres (d'abord la Parole malheureuse : de l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, puis, en 1973, Wittgenstein: la rime et la raison), Bouveresse ne va plus « décolérer » : chacun reconnaît son érudition et son extrême rigueur, des disciples apparaissent autour de lui, la philosophie anglo-saxonne, Wittgenstein, la tradition philosophique autrichienne, les travaux du Cercle de Vienne acquièrent peu à peu la « reconnaissance » souhaitée, mais lui se sent incompris, négligé, anéanti dans sa tentative de « professionnaliser » la philosophie par toutes les « modes » qui occupent l'espace public et médiatique, et maquillent sous un vague vernis de pensée les conflits d'intérêts, les rapports de pouvoir, « la superficialité, l'opportunisme, le suivisme, le clientélisme ».

Cette fois c’est du mot pour mot à une exception près, or il ne s’agit plus de sujets biographiques. Mais avec la même tendance qu’au paragraphe précédent : apparence d’allusions à la philosophie, insistance sur les humeurs et le caractère.

Intéressant ajout du terme « défigurée » : la phrase de 1998 n’avait tout simplement aucun sens, ou un sens particulièrement bouffon (« […] tentative de "professionnaliser" la philosophie par toutes les "modes" qui occupent l’espace public [...] »). Il y aura donc eu finalement un intérêt à reprendre l’article de 98 pour sa copie de 21 : Maggiori y aura trouvé l’occasion de corriger les plus grosses énormités – mais plus de 22 ans après.

§10. Pas une occasion ne sera dès lors perdue - du Philosophe chez les autophages jusqu'à la leçon inaugurale du Collège de France ou ses études sur les rapports entre philosophie et littérature- pour étriller, à la manière de Kraus, les snobs intellectuels, les journalistes culturels, le monde du « cumul et du copinage », les débats prétendument théoriques qui se règlent à coups « de trompettes et de tambours ». I1se fera un honneur de ne jamais devenir un « Parisien » - même installé au cœur de l’institution du Quartier latin la plus prestigieuse. Il ne se départira jamais de la conviction d’être sinon « ignoré » - alors même qu'il était par tous reconnu comme l’un des grands philosophes français contemporains.

 

Pas une occasion ne sera dès lors perdue du Philosophe chez les autophages jusqu'à la leçon inaugurale du Collège de France pour étriller, à la manière de Kraus, les snobs intellectuels, les journalistes culturels, le monde du « cumul et du copinage », les débats prétendument théoriques qui se règlent à coups « de trompettes et de tambours ».

Même au coeur du Quartier latin, et installé dans son institution la plus prestigieuse, Bouveresse n'a jamais pu devenir « parisien ».

Dans ce paragraphe, on relève cette fois-ci quelques modifications autres que cosmétiques :

1. la référence à des « études sur les rapports entre philosophie et littérature ». On verra plus loin que cet ajout est totalement inapproprié à cet endroit ;

2. l’introduction de cet « honneur » que Bouveresse se serait fait : Maggiori aurait-il une référence à cette posture qu’il aurait adoptée et même manifestée ? Dans le livre commenté en 98 d’où est tiré la phrase de départ, jamais Bouveresse n’adopte une telle attitude, et Maggiori s’efforçait, maladroitement, de se référer au livre. C’est un ajout dans l’article de 21, au-delà du livre. Or on serait très curieux de lire où Bouveresse aurait manifesté cette afféterie ou cette gloriole inversée ;

3. la phrase finale ne figure pas en 98, et aurait donc été rédigée pour la nécrologie de 21, ce qui tient du miracle : encore du nouveau ? C’est bombance. Mais cet effort de création a sa contrepartie : cette phrase ne tient pas debout. Il manque quelque chose pour contrebalancer le « sinon "ignoré" »

§11. Entêté, cohérent, Jacques Bouveresse ne voulait pas la lune: il tenait seulement à ce que la philosophie fût placée sous l'égide de la raison, que la pensée théorique relevât de normes cognitives plutôt que de critères « esthétiques », que la recherche (même désespérée) de la vérité, ou du moins de ce qui est vérifiable, prît pour base la discussion argumentée et s’en tint à une « modestie intellectuelle », en évitant de se servir des armes de la suggestion ou de la « publicité ». Aussi, se voulant ami de cette philosophie-là, avait-il beaucoup d’ennemis: tous les « penseurs » de l’à-peu-près, de la rhétorique sans contenu ou du verbiage pur et simple, qui préfèrent toujours choisir le bon mot plutôt que le mot juste.  

 

Un deuxième paragaphe entièrement nouveau ? Étonnant.

Aucun des mots entre guillemets n’est en italiques dans l’édition papier (esthétique, modestie intellectuelle, publicité, penseurs), Ils ne sont donc vraisemblement pas des citations (de Bouveresse). Étrange.

Bilan provisoire de cette « brève » comparaison : on ignore si Maggiori est payé à la ligne, mais si c’est le cas, voilà un procédé très rentable. Cependant, deux paragraphes n’ont semble-t-il pas de jumeau dans l’article de 1998. Robert Maggiori aurait-il malgré tout écrit quelque chose de nouveau en ce mois de mai 2021 ?

 

IL LUI MANQUE UNE CASE

Le lecteur comparatiste a en effet été surpris que tout un paragraphe, le troisième, n’apparaisse pas dans l’article « princeps » de1998.

Mais en cherchant mieux dans ses archives, il se trouvera vite rassuré : ce paragraphe est copié-collé cette fois d’un article de Maggiori de 2019, à l’occasion de la parution du livre de Bouveresse sur Kraus Les Premiers jours de l’inhumanité (éditions Hors d’atteinte).

« Mort de Jacques Bouveresse », paragraphe 3

Libération, 12 mai 2021

« Dénoncer le mensonge à Kraus et à cris »

Libération, 3 avril 2019

Fils de paysans, il va devenir professeur au Collège de France, détenteur jusqu'en 2010 de la chaire de « Philosophie du langage et de la connaissance », et être reconnu comme le spécialiste incontesté de Wittgenstein et du positivisme logique, ou d'écrivains tels que Robert Musil, Elias Canetti, Georg C. Lichtenberg ou Karl Kraus. Un penseur rationaliste, à qui l’on doit d’avoir introduit en France la philosophie du langage anglo-saxonne, la philosophie analytique, et défendu dans sa propre pensée ce qu’il estime être un minimum syndical: le respect des prérogatives de la raison, l’attention au réel, le « réalisme sans métaphysique », la séparation entre les propositions vraies ou vérifiables et les propositions à l'évidence fausses, la rigueur argumentative, la sobriété analytique... Sa « saine colère » venait de la conviction que ces réquisits de base sont ignorés ou sciemment bafoués par les « penseurs à la mode » qui, spécialistes des généralités, sont prêts à produire pseudo science, pseudo-philosophie et politique-fiction pourvu que le plus grand nombre tienne leurs discours pour géniaux. Mais elle s’est exercé aussi contre des philosophes tenus par lui-même pour grands, tels Foucault, Derrida ou Deleuze, coupables d’avoir rendu suspectes les prétentions à la vérité et à l’objectivité, sinon de n'avoir pas encouragé un plus grand respect à l'égard « de choses comme la raison, la logique, la vérité et les faits ».

Détenteur, jusqu'en 2010, de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance du Collège de France, Jacques Bouveresse - né le 20 août 1940 à Epenoy (Doubs) - se situe dans le sillage de philosophes des sciences tels que Jean Cavaillès, Jules Vuillemin ou Gilles-Gaston Granger. Grand connaisseur du positivisme logique, des œuvres de Kurt Gödel, Bertrand Russell, Gottlob Frege ou Rudolf Carnap, il est reconnu comme le spécialiste de la pensée de Wittgenstein, qu'il a introduite en France, ou d'écrivains tels que Robert Musil, Georg C. Lichtenberg et, bien sûr, Karl Kraus. De livre en livre, avec la ténacité de fils de paysan qui est la sienne, il n'a cessé de défendre en philosophie ce qu'il estime être un minimum syndical : le respect des prérogatives de la raison, l'attention au réel, le « réalisme sans métaphysique », la séparation entre les propositions vraies ou vérifiables et les propositions à l'évidence fausses, la rigueur argumentative, la sobriété analytique… Réquisits de base dont il a toujours été convaincu qu’ils sont ignorés ou sciemment bafoués par les « penseurs à la mode » (et les journalistes) qui, spécialistes des généralités, sont prêts à produire pseudo-science, pseudo-philosophie et politique-fiction pourvu que le plus grand nombre tienne leurs discours pour géniaux. Mais Bouveresse a aussi lancé quelques flèches contre des philosophes tenus par lui-même pour grands, tels Foucault, Derrida ou Deleuze, coupables à ses yeux d'avoir rendu suspectes les prétentions à la vérité et à l'objectivité : ce n'est pas « chez les déconstructionnistes, les disciples de Foucault ou les constructivistes sociaux » qu'il est donc allé chercher des « encouragements à manifester un respect plus grand » à l'égard « de choses comme la raison, la logique, la vérité et les faits » - à l'exemple du satiriste autrichien, qui visait d'autres cibles, mais pour les mêmes motifs.

 

De subtiles nuances…

Le passage non surligné en jaune « Un penseur rationaliste, à qui l’on doit d’avoir introduit en France la philosophie du langage anglo-saxonne, la philosophie analytique » se retrouve à peu près partout, comme issu d’une dépêche de l’AFP. (Il est d’ailleurs contestable : cette introduction n’est pas attribuable qu’à Bouveresse seul.) Purement biographique et sommaire, il n’a pas à être recherché dans des articles antérieurs puisque les mêmes faits sont exposés dans les paragraphes suivants de l’article, sans aucun apport.

Suppression intéressante : 2 ans après, les journalistes ne sont plus associés aux « penseurs à la mode » et à leurs façons. Pourquoi ? La profession a-t-elle subitement trouvé une virginité ? Cela ne saute pas aux yeux – il est au demeurant permis d’en douter rien qu’à lire cet article de Maggiori.

Le name-dropping sans explication est naturellement toujours présent, mais avec l’ajout cette fois de Canetti. Or Bouveresse, dans l’ensemble de ses écrits, n’a que très peu parlé de Canetti, et presque uniquement de fragments de ses écrits autobiographiques, évidemment à propos de la vie intellectuelle et artistique à Vienne au début du XXe siècle. Il est totalement faux que Bouveresse soit le « spécialiste incontesté » de Canetti. Que vient-il faire parmi les trois autres auteurs sur lesquels, pour le coup, Bouveresse a énormément écrit ? Il survient tout simplement parce que Maggiori avait cité ailleurs dans ce même article de 2019 un passage de Bouveresse où Canetti était mentionné :

« Mais Kraus n'a pas seulement été, pour Bouveresse, un inspirateur : c'est par lui qu'il a "découvert la Vienne de Wittgenstein" et s'est intéressé à "des gens comme Loos, Schönberg, Canetti, etc." » (Maggiori, Libération, 3 avril 2019)

Relisant en mai 21 son article d’avril 19, Maggiori en extrait un paragraphe élagué, et pour le parfaire, collecte un nom d’auteur supplémentaire qu’il glisse là où il n’a rien à faire : voilà un nouveau paragraphe nécrologique bien ficelé, à insérer à coups de marteau parmi ceux de 1998.

 

rectifiées par psittacisme

Si l’on n’était pas encore rassasié des mentions de « minimum syndical », de « réquisits de base » et tout le reste du paragraphe, le lecteur insatiable de Maggiori pourra se reporter à un article antérieur de février 2007, cette fois à l’occasion de la parution de l’ouvrage Peut-on ne pas croire ? (Agone, 2007), où Maggiori écrit (si ce verbe correspond encore pour Maggiori à autre chose que Ctrl C-Ctrl V) :

« [Bouveresse] continue à défendre en philosophie ce qu'il considère être comme un minimum syndical : le respect des prérogatives d'une raison raisonnable, l'attention au réel, le « réalisme sans métaphysique », la séparation entre les propositions vraies ou vérifiables et les propositions à l'évidence fausses, la distinction entre ce qui relève de tel concept et ce qui n'en relève pas, la rigueur argumentative, la sobriété analytique. Réquisits de base dont il est convaincu qu'ils sont ignorés ou sciemment bafoués […]. » (Maggiori, Libération, 22 février 2007)

L’article de 2021 est donc, pour cet inoubliable paragraphe, une copie de celui de 2019, lui-même copie de celui de 2007. Nous n’avons quand même pas vérifié dans l’ensemble de l’œuvre de Maggiori ; il est fort possible qu’on le retrouve dans d’autres de ses articles sur Bouveresse. Rédigé avec tant de style, il serait dommage de ne pas le ressortir à n’importe quel propos.

Et on peut trouver bien d’autres exemples d’auto-plagiats paresseux, où un passage est recopié non pas une mais plusieurs fois au fil des ans. Énième occurrence, à comparer au §6 ci-dessus, ce fragment dans un article de Maggiori en 2008 sur La Connaissance de l'écrivain (Agone, 2008), article truffé comme d’habitude de name-dropping et de mécompréhension du livre commenté après un survol :

« Depuis le temps où, en hypokhâgne, il rattrapait son retard de « fils de paysans » en dévorant Balzac, Flaubert, Stendhal, Proust, les romans policiers, les auteurs russes ou américains, Bouveresse a toujours accompagné sa réflexion philosophique d'un vif intérêt pour la littérature, pour Trakl, Brecht, Sterne, Valéry, Lichtenberg et, in primis, Robert Musil et Karl Kraus, ses frères en esprit. » (Maggiori, Libération, 22 février 2008)

Même passage, par conséquent, tellement indispensable et si bien écrit, en 1998, 2008 et 2021. Et encore le « fils de paysans », les « frères »… Véritables obsessions !

 

« Colère » malsaine

Enfin, la « saine colère » de 2021, entre guillemets et en italiques, donc une supposée citation, et qui n’était pas encore surlignée en jaune dans le paragraphe 3 ci-dessus, figure néanmoins au début du même article de 2019 sur Les Premiers jours de l’inhumanité. Elle figure également dans un intercalaire en gros caractères dans l’article de 2021 : pour avoir droit à tant de répétitions, faut-il qu’elle soit significative ! Maggiori écrivait ainsi en 2019 :

« Sans doute est-ce pour l'avoir fréquenté si longtemps que Jacques Bouveresse, du satiriste autrichien Karl Kraus, a hérité la « saine colère », l'ironie acide et la vis polemica, qui s'enflamment surtout lorsqu'il s'agit de défendre la vérité contre ceux et celles qui s'en moquent ou l'offensent. » (Maggiori, Libération, 3 avril 2019)

Cette citation provient effectivement du livre de 2019 sur Kraus, dans l’entretien qui le clôt. Il est beaucoup plus facile de lire cet entretien, et même seulement le tout début d’un long paragraphe de réponse, lui-même au début de cet entretien, plutôt que les chapitres qui précèdent ou les développements qui le suivent ; on comprend que Maggiori s’en soit contenté. Voilà une citation exacte donc, à une « légère » nuance près : Bouveresse ne parle pas de « saine colère », mais… de « sainTe colère » :

« Kraus a régulièrement nourri mon indignation, une espèce de sainte colère que j’éprouve constamment contre toutes sortes de choses complètement intolérables » (Bouveresse, Les derniers jours de l’inhumanité, p. 213)

« Sainte colère » est évidemment à comprendre dans le sens de l’expression figée classique et assez banale, et non dans un sens religieux. Apprenons-le à Maggiori, elle figure dans n’importe quel dictionnaire sérieux, comme on peut dire « j’ai une sainte horreur des critiques littéraires bâclées ». Cette sainTe colère est peut-être également saine, toujours est-il que ce n’est certainement pas le terme de Bouveresse. De toute manière, on l’imagine mal porter un jugement sur ses propres réactions : il ne va pas proclamer que sa colère est saine, ainsi que – pourquoi pas ? – bonne, belle, juste et pure, car contrairement à bien du monde parmi nos « penseurs », il n’est pas du genre à se congratuler.

De surcroît, non seulement Maggiori a été incapable en 2019 de retranscrire cette très courte citation, issue de la partie la plus facile du livre dont il est censé rendre compte, mais en plus, en la recopiant en 2021 à partir de son propre article sans avoir, bien entendu, rouvert le livre dont il l’extrait, il en détourne totalement l’objet : non, la « sainte colère » évoquée par Bouveresse ne venait pas, en cette occurrence, de ces éternels « réquisits de base » bafoués, etc., mais de choses intolérables que Bouveresse détaillait par la suite, avivant une colère nourrie par Kraus. Dans son article de 2019, Maggiori n’était pas loin d’évoquer la « sainte colère », sinon correctement, du moins pour son véritable motif et par qui elle était alimentée ; en 2021, foin d’exactitude, citons n’importe comment, n’importe quoi, et dans un tout autre contexte.

 

IL LUI MANQUE MÊME UNE DEUXIÈME CASE

Le premier « cas » de paragraphe manquant est donc réglé : il était recopié d’ailleurs, avec les défigurations qui siéent. Reste le second cas.

C’était inévitable, ce onzième paragraphe n’est pas né dans la nuit du 11 au 12 mai. Dernier paragraphe de l’article de 2021, il est cette fois repris d’un article de Maggiori de 1999, à l’occasion de la publication du livre de Bouveresse à la suite de l’affaire Sokal, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999.

En 1999, l’article de Maggiori est très à charge, et pour cause puisque ce livre souligne entre autres les turpitudes de ces « frères penseurs » et « faux frères » journalistes.

« Mort de Jacques Bouveresse », paragraphe 11

Libération, 12 mai 2021

« Jacques a dit »

Libération, 21 octobre 1999

Entêté, cohérent, Jacques Bouveresse ne voulait pas la lune: il tenait seulement à ce que la philosophie fût placée sous l'égide de la raison, que la pensée théorique relevât de normes cognitives plutôt que de critères « esthétiques », que la recherche (même désespérée) de la vérité, ou du moins de ce qui est vérifiable, prît pour base la discussion argumentée et s’en tint à une « modestie intellectuelle », en évitant de se servir des armes de la suggestion ou de la « publicité ». Aussi, se voulant ami de cette philosophie-là, avait-il beaucoup d’ennemis: tous les «penseurs» de l’à-peu-près, de la rhétorique sans contenu ou du verbiage pur et simple, qui préfèrent toujours choisir le bon mot plutôt que le mot juste.

un philosophe qui exige que la philosophie soit placée sous l'égide de la raison, que la pensée théorique relève de normes cognitives plutôt que de critères «esthétiques», que la recherche (même désespérée) de la vérité, ou du moins de ce qui vérifiable, prenne pour base la discussion argumentée

[…] évite de se servir des armes de la suggestion ou de la propagande

[…] Aussi, à son tour, épingle-t-il cette funeste tendance qu'auraient les «penseurs» à laisser prospérer «la rhétorique sans contenu et le verbiage pur et simple», leur propension à toujours choisir le bon mot plutôt que le mot juste

 

La « propagande » s’est transformée en « publicité » : décidément, il s’agissait pour Maggiori d’adoucir considérablement son vinaigre de 1999. Le mot « publicité » n’est pas en italiques dans l’article de 21. Maggiori ne le prête donc pas à Bouveresse, et c’est heureux, mais on se demande alors ce que ce mot ainsi entouré vient faire là : est-il à prendre avec des pincettes ?

En 2021, Maggiori oublie de mettre des guillemets à « la rhétorique sans contenu et le verbiage pur et simple » et s’approprie donc la formule. Pour le coup, la formule est bien de Bouveresse et figure page 107 de Prodiges et vertiges. Manifestement Maggiori finit par se perdre : à force de s’auto-plagier d’un article à l’autre, qui a écrit quoi au juste ? Robert Maggiori, Maggiori Robert, R. Maggiori, ou peut-être, incidemment, Jacques Bouveresse ? Mais Maggiori a des excuses pour cet impair d’appropriation : on est arrivé à la toute fin de son article, et il était évidemment extenué par ses prouesses précédentes. Prodigieux & vertigineux.

On pourra enfin regretter que ne soient pas mentionnés ses nombreux « ennemis », « “penseurs” de l’a-peu-près ». « Ennemi » est un mot fort, loin d’être anodin, il aurait par conséquent été pertinent d’apprendre au lecteur en quoi ce vocabulaire quasi guerrier était adapté, de qui Bouveresse pouvait être dit « ennemi », voire se dire « ennemi », et surtout pour quelles raisons. Nous avions eu droit depuis le départ à une kyrielle de noms propres la plupart du temps complètement inutiles, pourquoi diantre s’arrêter à ce moment précis ? Pour une fois, ç’aurait été cocasse et non dénué d’intérêt. D’autant que dans l’article de 1999, on n’y avait pas échappé :

« […] pêle-mêle parmi les quilles Derrida et Lyotard, les journalistes du Monde des livres, Roland Jaccard, Roger-Pol Droit, ou Jean-Marc Lévy-Leblond et Serres, Alain Badiou, Sollers et Pascal Bruckner […] » (Maggiori, Libération, 21 octobre 1999)

Une telle liste de « penseurs » prétendument « ennemis » aurait presque eu sa place ici – et aurait pu être allongée considérablement. Mais on aurait perdu le « ton » obligé de la nécrologie, comme on va le voir.

 

LOGIQUE NÉCRO

Après ces comparaisons accablantes, à plusieurs sens du terme, passons à un bilan de ce que cet article nécrologique apporte réellement à la connaissance de Bouveresse.

Les choix de Libération

Le scoop du siècle

Au vu de la composition de Maggiori, on comprend que Libé ait miraculeusement mis si peu de temps à faire « rédiger » deux pleines pages quelques heures seulement après l’annonce de la mort de Bouveresse. Mais y avait-il véritablement urgence ? Si Libé voulait se distinguer de ses confrères en accordant une large place à la mort de Bouveresse, pourquoi n’avoir pas attendu un jour ou deux, pourquoi pas 10 jours ou plus encore, pour un véritable article sérieux ? Par exemple, une annonce brève dès le 11 mai, voire à un article ancien mis à disposition sur le site web et signalé comme tel, avec la date de l’article et une remise en contexte, n’auraient-ils pas été tout à fait adaptés ? Après tout, même L’Obs a procédé de la sorte – avec cependant des choix sans doute encore plus lamentables.

La mort d’un penseur n’est quand même pas un scoop, qu’il s’agirait de rédiger au plus vite pour coiffer au poteau les confrères, avec le risque voire la fatalité, dans une urgence inventée, de bâcler le travail.

Une erreur de casting

Libération aurait pu prévoir d’y revenir de façon approfondie dans une édition papier, en confiant cette tâche à un de ceux que Maggiori nomme les « disciples » de Bouveresse. Pourquoi avoir préféré la confier précipitamment à l’auteur-maison « spécialiste ès tout philosophe » ?

À la mort de Jules Vuillemin en 2001, l’un des « maîtres » de Bouveresse, Le Monde avait eu la très mauvaise idée de recourir depuis son écurie au frère-jumeau de Maggiori, l’inénarrable Roger-Pol Droit. Mais à celle de Gilles Gaston Granger en 2016, un des autres « maîtres » et comme Vuillemin ancien professeur au Collège de France, Le Monde avait bien plus sérieusement fait appel à Claudine Tiercelin, également du Collège de France et elle aussi clairement dans la lignée de Vuillemin et Granger. C’est également ainsi que Le Monde a procédé pour la mort de Bouveresse, avec Tiercelin, et après avoir mis en une de son site web la simple dépêche. Ça n’a rien d’une prouesse, et cela aurait évité cette pitoyable double page.

Mais par ces deux pleines pages si promptement publiées, il devait être essentiel pour la rédaction de souligner la place que le journal accorde à la « culture » et aux « idées » ; c’est pour le moins raté. Le contraste entre cette surface donnée et la médiocrité du contenu réduit à néant cette prétention.

 

Vrais et faux frères, faux et vrais penseurs

Le passage sur les « penseurs frères » et « journalistes faux frères » mérite un commentaire particulier, car il illustre particulièrement bien le détournement total, sinon la mécompréhension, de certains écrits de Bouveresse.

Maggiori semble obsédé par des histoires de fraternité et de « penseurs », et pas seulement dans le double article 1998-2021. Or cette façon de présenter les rapports de Bouveresse avec le monde « intellectuel » est particulièrement révoltante. Dans des termes dont Maggiori semble satisfait au point de les reprendre 22 ans plus tard, on aimerait bien savoir ce qu’il entend par « penseurs », censés être a priori les « frères » de Bouveresse. Vu comme ce terme peut être utilisé, il semble qu’en France on compte à peu près 70 millions de « penseurs », soit exactement autant que de sélectionneurs de l’équipe de France la veille d’un match de football.

Il arrive certes à Bouveresse de parler de « penseurs ». Mais c’est sur un mode évidemment ironique, ou faussement interrogatif, comme dans cet extrait :

« À vrai dire, je suis de moins en moins sûr de comprendre ce qu’on entend par un « penseur » et encore moins de pouvoir me considérer moi-même comme tel. De toute façon, quand on se met à distribuer des titres de ce genre, et en particulier quand les journaux le font, je crains toujours, si l’ont me fait l’honneur de penser à moi, 1) d’être présenté comme un penseur beaucoup plus considérable que je ne le suis en réalité et 2) de me retrouver en mauvaise compagnie. » (Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999, p. 138.)

Comme expression de « fraternité ». on fait mieux.

Quand Maggiori réutilise le terme dans son article de 2021, il ajoute cette fois des guillemets à sa dernière occurrence : il serait donc malgré tout conscient que l’usage de ce terme est vraiment déplacé lorsqu’il s’agit de Bouveresse, puisqu’on peut quasiment le considérer sous sa plume comme une injure. Il est vrai qu’entre 1998 et 2021, Maggiori a compris beaucoup mieux de quoi il retourne, lorsqu’un an plus tard dans l’article déjà cité de 1999, à propos du même livre il écrit :

« On peut cependant se demander […] [s]i ce n'est pas rendre vain tout réquisitoire que de le diriger […] contre les « penseurs célèbres » et les « célébrités philosophiques et littéraires » ? » (Maggiori, « Jacques a dit », Libération, 21 octobre 1999)

 Mais que reste-t-il de cette compréhension intercalaire ? Que signifient à présent ces guillemets, pour le lecteur ne s’étant plongé ni dans les œuvres de Bouveresse, ni dans celles (le malheureux) de Maggiori ?

Quant aux journalistes, l’expression « faux frères » semble suggérer qu’au départ Bouveresse attendait des journalistes un rôle, voire un niveau, à égalité avec les siens, attente suivie d’une sorte de déception qu’une « fraternité », et pourquoi pas une « confraternité », n’aient pu être établies (ou préservées !). Mais comment un philosophe pourrait-il avoir une telle attente ? On n’attend déjà pas qu’un journaliste ait une sorte de même « profession » qu’un philosophe, ni même d’un journaliste commentant ou présentant, voire critiquant le livre d’un philosophe. Il ne s’agit pas ici de sous-entendre qu’un journaliste devrait être considéré comme inférieur au « penseur » dont il parle, mais qu’il n’a pas à être considéré comme ayant le même rôle. À moins que Maggiori, comme nombre de ses « confrères », ne considère qu’un journaliste en général, et tout journaliste critique littéraire en particulier, est sinon en acte, du moins en puissance, lui-même un « penseur ». Comment peut-on imaginer que Bouveresse ait pu attendre ce mélange des genres, et en ait été dépité ? Quelque « penseur » pourrait avoir ce genre de déception, mais ce n’est pas à sa gloire : une énième manifestation du journalisme de connivence n’est à l’honneur ni de ce type de « penseur », ni du journaliste critique littéraire.

Toute cette formule était sotte déjà en 1998, mais Maggiori voulait faire du style (!) après l’épreuve d’avoir lu la partie biographique du livre d’entretiens, et ne se rendait pas compte comme il comprenait de travers. En 2021, elle est devenue aberrante puisque Maggiori sait désormais à peu près ce que le terme « penseur » signifie pour Bouveresse. Ce vocabulaire de curé est particulièrement malvenu.

 

Finalement, quand Bouveresse est-il mort ?

Étant donné que pour écrire la nécrologie de 2021, Maggiori se fonde essentiellement sur son article de 1998, une mise à jour élémentaire des thèmes abordés par Bouveresse durant les plus de 20 ans qui ont suivi aurait dû être faite. Pendant cette période, Bouveresse a notamment publié :

- Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles-lettres dans la pensée, Raisons d'Agir, 1999

- Schmock ou le Triomphe du journalisme, La grande bataille de Karl Kraus, Seuil, 2001

- La Voix de l'âme et les chemins de l'esprit - Dix études sur Robert Musil, Seuil, 2001

·- Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004

- Langage, perception et réalité, volume 2, éditions Jacqueline Chambon, 2004

- Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Agone, 2007

- Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Agone, 2007

- La Connaissance de l'écrivain : sur la littérature, la vérité et la vie, Agone, 2008

- Que peut-on faire de la religion ?, Agone, 2011

- Le Danseur et sa corde, Agone, 2014

- De la philosophie considérée comme un sport, Agone, 2015

- Nietzsche contre Foucault : Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, 2016

- Percevoir la musique. Helmholtz et la théorie physiologique de la musique, Éditions L'improviste, 2016

- Le Mythe moderne du progrès, Agone, 2017

- Le Parler de la musique (3 volumes), L’Improviste, 2017, 2019, 2020

- Les Premiers jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre, Hors d’atteinte, 2019

Et ici ne sont pas comptés les 6 recueils d’essais parus chez Agone, ni quantité d’autres textes. Mais pour Maggiori, ou plutôt pour le lecteur de cet article nécrologique, tout se passe comme si l’œuvre de Bouveresse s’était arrêtée en 1998.

Le seul ajout de Maggiori dans son énumération des thèmes abordés dans les livres de Bouveresse a trait aux « études sur les rapports entre philosophie et littérature » (§ 10 ci-dessus). Mais cette mention arrive comme un cheveu sur la soupe : Maggiori était à cet endroit en train de parler des prises de position quelque peu polémiques de Bouveresse et de certain des livres où elles apparaissaient. Les essais en question, dont, faut-il supposer, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, n’ont évidemment aucun ton ni propos polémiques.

Que les nouveaux livres sur Musil ou Kraus ne soient pas abordés passe inaperçu puisqu’en 1998 il avait été vaguement question des premiers livres de Bouveresse sur ces auteurs. Mais ceux sur Bourdieu, sur la croyance et sur la religion, sur Nietzsche et Foucault, sur le progrès ou sur la musique ne sont pas du tout évoqués. Or chacun témoigne de tout autres centres d’intérêt de Bouveresse, qui ont très notablement évolué. N’en pas faire état revient à considérer que Bouveresse est finalement mort en 1998, et que l’article de 98 était la véritable nécrologie.

Au reste Maggiori sait parfaitement que Bouveresse a écrit bien après l’autobiographie intellectuelle, étant donné qu’il a consacré des articles à quelques-uns d’entre eux ! On a déjà mentionnés ceux de 1999, 2007, 2008 et 2019, on peut (si l’on a du temps à perdre : attendez-vous à encore et encore les mêmes redites sous des titres calamiteux) en trouver un autre de 2016 sur Nietzsche contre Foucault. Il doit bien avoir conscience également que les thèmes de ces livres-là ne sont pas mentionnés dans son article nécrologique. Lui qui n’a que peu de scrupule à s’auto-plagier, pourquoi n’est-il pas allé piocher sinon des idées, du moins des phrases à partir de ces articles-là, ou mieux (et encore plus facile) les sujets des livres de ces 20 dernières années ?

Qu’on ne vienne pas dire que c’est par manque de place : les multiples répétitions dans l’ensemble de l’article, sans parler de ce genre de photographie gigantesque et d’intertitres qui servent justement à faire du remplissage dans les quotidiens d’aujourd’hui, auraient permis, une fois supprimés ou réduits, de compléter abondamment, factuellement – même si pas forcément intelligemment – cet article. Est-ce de la précipitation chez Maggiori, du manque de sommeil, d’hydroxychloroquine ou de vitamines ? Du principe que Bouveresse n’aurait plus fait que radoter depuis 1998, ou qu’en tout cas il faut le laisser entendre au lecteur de Libé ? Ou, plus vraisemblablement, du je-m’en-foutisme et de la fainéantise ?

En définitive, pour rédiger son article de nécrologie, Maggiori n’a manifestement pas rouvert un seul livre de Bouveresse : il a relu ses propres articles à propos de livres de Bouveresse. L’unique nouveauté incontestable, qu’on ne trouvait forcément pas dans ces articles, se résume à la date véritable de sa mort, c’est-à-dire dès le sous-titre de l’article (« est mort dimanche soir à 80 ans »), associé à la date de parution du journal (« mercredi 12 mai 2021 »).

 

Biographie d’un philosophe : à quoi bon parler de philosophie ?

Il a bien dû arriver que Maggiori écrive sun article en prenant tout à zéro : on ne peut guère attendre de génération spontanée pour ce genre d’activité, et il doit bien pouvoir se trouver quelque part un article d’origine sur Bouveresse signé Maggiori, une sorte d’article de départ, un Big Bang journalistique à partir duquel Maggiori aurait entamé sa Création. Toujours est-il que pour un article pondu à l’occasion de la mort de sa cible, on était en droit d’attendre que le Big Bang ne se termine pas en Big Crunch, et qu’il fasse preuve d’un peu plus de recul, et surtout de présentation, même sommaire, des travaux philosophiques de Bouveresse. Ça n’a pas été le cas.

Chair(e) et squelette

L’article de 1998 était, rappelons-le encore une fois, écrit à l’occasion du livre d’entretiens Le Philosophe et le réel. Mais que contient ce livre au juste ? Comme l’écrit Jean-Jacques Rosat dès l’ouverture :

« Ces entretiens sont à la fois l’autobiographie intellectuelle d’un auteur qui occupe sur la scène philosophique française une place très singulière, l’exposé des réflexions d’un des philosophes les plus au fait de quelques-uns des grands débats contemporains et un plaidoyer pour un style de pensée à la fois plus modeste, plus rigoureux et plus ironique qu’il n’est coutume chez nous. » (Rosat, Le Philosophe et le réel, p. 5)

Or qu’avait retenu ou lu ou compris Maggiori de ce livre, dans son article de 1998 ? Certainement pas un « exposé des réflexions » ni un « plaidoyer pour un style de pensée », du moins pas le plaidoyer argumenté qu’évoque Rosat : dans l’article de Maggiori il n’en est pas question. De ce trio de sujets mentionnés par Rosat, il n’y resterait donc que celui de l’« autobiographie intellectuelle ». Ç’aurait été déjà mieux que rien. Malheureusement Maggiori a perdu l’adjectif en route : il n’est plus resté que l’autobiographie, et adieu l’intellect.

Car la partie strictement autobiographique figure dans le chapitre 3 de ce livre. Ce dernier compte 10 chapitres. Les 9 autres abordent justement les apports et approches philosophiques de Bouveresse qui font son originalité, ainsi que chronologiquement l’autobiographie spécifiquement intellectuelle. Il est clair que le chapitre 3 est le plus simple à lire. Quasiment tout ce qui figure dans la colonne du premier tableau en est issu (paragraphes 4, 5, 6 et 7), comme au demeurant la quasi-totalité de l’article d’origine. Ce chapitre était donc le seul, semble-t-il, que Maggiori ait été apte à comprendre et résumer, ou bien qu’il jugeait digne d’intéresser le lecteur de Libération. L’article de 98 était déjà lamentable à cet égard. En en copiant presque les trois-quarts pour la nécrologie, Maggiori ne présente quasiment que la biographie débarrassée des spécificités du philosophe, comme on écrirait celle d’un chanteur de variété ou d’un joueur de tennis étant passé du Doubs avant de monter à Paris.

 

Psychologie de bazar et deuil de pacotille

De surcroît, pour meubler son article de 21 à partir de fragments de celui de 98, Maggiori non seulement se limite à des éléments seulement biographiques, mais il les présente avec une psychologisation navrante et superlative. Pour ne prendre qu’un exemple, dans le §9, on apprend que Bouveresse  « se sent incompris, négligé, anéanti ». Anéanti, rien que ça. Maggiori a-t-il ne serait-ce qu’un exemple dans l’œuvre de Bouveresse pour justifier ce terme ? « "Je me sens anéanti", pleurnicha Bouveresse » : tellement crédible, quand on a lu Bouveresse ou de vrais comptes rendus de ses livres.

On en arrive à des formulations invraisemblables, justement dans les très rares phrases ajoutées dans la nuit du 11 au 12 mai aux trois articles de 1998, 1999 et 2019. Maggiori termine sa nécrologie en figurant Bouveresse « se voulant ami de cette philosophie-là », ce « là » renvoyant à quelque chose de si vague (paragraphe 11) qu’on peinerait à comprendre de quelle philosophie Bouveresse veut devenir l’ami. Peu importe, car pour Maggiori, on n’adopte pas telle position ou point de vue philosophique en l’argumentant, non : on en devient ami, on voudrait tant le devenir. Avec « tendresse », espérons-le. Suggestion pour Maggiori, pour un article sur un futur ouvrage posthume de Bouveresse, afin d’aider la machine automatique de Libération à produire des titres tellement désopilants : « Bouveresse, monsieur Tendresse » ou « Jacques a dit : "tu veux être mon ami ?" ». Ça ne peut guère être pire que « Bouveresse hors d’ivresse ». À ce niveau de niaiserie, ce n’est même plus de la psychologisation mais de la mièvrerie. Comme on est loin de Bouveresse, de ses apports, de ses écrits !

Bref, en essayant de mettre à jour son article de 98 avec des tronçons de ses autres articles pour en faire une prétendue nécrologie bancale, Maggiori avait besoin de trouver une glu artificielle ; il a choisi d’adopter, avec quelques phrases et par quelques rares mots trafiqués, une sorte de « ton » automatisé du deuil, dans une atmosphère de communion fade et faussée de sacristie œcuménique.

 

La philosophie pour les pires que nuls ?

Maggiori, on l’a suffisamment rappelé, égrène par écriture automatique des noms de philosophes célèbres dont Bouveresse a participé à l’introduction des œuvres dans le monde français de la philosophie. Mais précisément : des philosophes célèbres pour certains. Ces noms ne sont jamais associés par Maggiori à une pensée particulière et précise, à peine parfois à une période ou une « mouvance » vague. On en revient à la question sempiternelle : à qui dès lors est destinée cette nécrologie ? Si le lecteur est censé peu connaître Bouveresse, alors justement, a fortiori, il connaîtra au départ encore moins les auteurs mentionnés, même de nom, puisqu’on les a souvent connus en France grâce à l’intermédiation de Bouveresse. Haute idée, encore une fois, de son propre lectorat. Si bien que le lecteur néophyte ressort de cette lecture, après l’avalanche de noms qui lui sont inconnus, au moins aussi ignorant qu’au départ, reléguant Bouveresse dans une nébuleuse lointaine d’auteurs de centaines d’autres planètes qu’il n’aura aucune envie d’explorer.

Si Maggiori songe à une reconversion, suggérons-lui d’entrer dans une maison d’édition pour être chargé d’établir l’index nominum de fin de livre. Mais uniquement de cela. Cela semble presque dans ses cordes.

Quant aux travaux et enseignements de la logique, à l’issue de cet (ou ces) article(s), on devra ne retenir qu’un exemple d’âpres exercices : « p implique q si et seulement si q appartient à l’ensemble R », qui semble avoir traumatisé Maggiori. (Cet énoncé n’a évidemment aucun sens même pour qui aurait des rudiments de logique, tronqué et sorti de son contexte, même si on devine vaguement des trivialités du calcul des propositions, voire de logique du premier ordre mal notée – pardon : « grattée » ; Maggiori y fait d’ailleurs allusion en 98 en guise d’introduction de cet énoncé « […] initiés au calcul propositionnel et au calcul des prédicats », tandis qu’il sort de nulle part en 21). L’énoncé, et autres « étranges connecteurs », sont évoqués sans aucune mise en perspective, par exemple avec la façon dont était abordée la logique formelle dans l’enseignement de la philosophie en France, avant le début de carrière de Bouveresse. Or c’est ce point qui est d’importance, et peu importent ces mentions entourées de mystères. Maggiori finit par donner l’impression qu’on n’a pas quitté cette époque, puisque la logique élémentaire resterait aujourd’hui aussi abstruse que rébarbative, et au fond inutile sinon pour s’en gausser.

 

Un bilan globalement positif

Pour détourner une citation fameuse, souvent reprise sans forcément la comprendre, et qui ne nous éloigne guère de Bouveresse, Maggiori devrait suivre ce conseil : sur ce dont il ne sait pas parler, Maggiori ferait mieux de se taire.

 

***

 

Coda. À l’issue de cette pérégrination, on lira non sans atterrement la présentation qui est faite du livre de Maggiori Le métier de critique Journalisme et philosophie, paru aux éditions du Seuil en 2011, en particulier ce passage promotionnel, dont les fragments que nous signalons en gras sont a posteriori hilarants :

« Robert Maggiori nous invite à un voyage dans la philosophie contemporaine. Le jeune professeur de philo d’origine italienne est devenu le passeur des penseurs, le critique des livres de philosophie dans le Cahier livres de Libération depuis trois décennies. Passionné et rigoureux, Robert Maggiori est convaincu qu’au lecteur est dû ce travail minutieux de tri, d’analyse, de réflexion. Le critique peaufine inlassablement les outils de la transmission : amour des livres, connaissance intime des textes et des auteurs - comment ne pas voir, aussi, l’homme derrière l’œuvre ? - art de la synthèse, de la mise en perspective et, plus encore, de la mise en récit. »

Sans autre commentaire.

sur la mort de Jacques Bouveresse

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