Acte I : Présentation de notre héros

Un homme d'influence

Roland Jaccard est ce qu'on appelle un homme influent du monde de l'édition. S'il lit un jour ces lignes, voilà un adjectif qui ne pourra que le ravir. Les occasions en petit nombre où j'ai pu l'entendre à la radio ne m'ont jamais permis d'ignorer la tripotée de célébrités artistiques qu'il fréquente (ou plutôt, à l'en croire : qui le fréquentent). On ne compte plus les "justement Steiner me disait", "Comme j'avais l'habitude de dire à Topor", "C'est moi qui ai appris à Cioran ce qu'est la psychanalyse", et cætera, prononcés avec la modestie qu'on devine et l'habileté de faire comme si on lui arrachait des confessions - qu'il mourait évidemment d'envie de nous faire. Réelle ou supposée, ce genre d'influence n'est pas celle qu'on veut entendre ici, et j'ignore si Monsieur Jaccard détient réellement cette place de pivot des Lettres et de confident (ou d'instituteur) des plus grandes plumes. Son influence publique est d'un genre plus commun.

Il dirige une collection aux éditions des Presses Universitaires de France, du moins jusqu'à une date récente, et avant qu'on ne connaisse les projets de cette maison en ruines. Perspectives critiques, la collection en question, rassemble des œuvres au moins diverses. On y trouve des "essais" de psychanalyse, un livre bizarre sur Racine, mais aussi l'immense œuvre d'André Comte-Sponville, dont Jaccard détient apparemment l'exclusivité, le petit veinard. Tiens, c'est amusant, en lisant le catalogue de la collection, on retrouve un certain nombre de journalistes ou collaborateurs du Monde : F.Bott (retraité) sur Fontenelle, M.Contat sur Sartre, Ph.Simonnot sur les rapports entre Juifs et Allemands et Roland Jaccard lui-même. Ah, c'est vrai, j'allais oublier de le signaler : Roland Jaccard est l'un des piliers de ce qui est à son tour un pilier du glorieux monde des Lettres à la française : le Monde des Livres, supplément du jeudi du quotidien, censé être une référence en matière de critique littéraire, et servant avant tout, selon certains aigris, de relais et de brosse à reluire aux hommes puissants de l'édition.

On l'a vu, l'éclectisme et la camaraderie de bon aloi semblent caractériser les choix éditoriaux des Perspectives critiques. Mais ne nous y trompons pas : comme l'enfant brouillon qui sait exactement où se trouve, dans le bordel de sa chambre, sa deuxième chaussette, Roland a composé son catalogue selon un ordre que lui seul connaît : celui de ses goûts les plus secrets. Secrets ? Bon, c'est vrai, qui a lu deux ou trois de ses articles ne peut pas ne pas les connaître, ses sacrés goûts. Son fonds de commerce, c'est la fameuse "modernité viennoise", bigrement popularisée par une imagerie un peu niaise, volontiers nostalgique, et bardée de ses intellectuels du début du XXe siècle. Dans le désordre on peut citer Freud, Weininger, Louise Brooks, Loos, Wittgenstein... Que ces personnages n'aient que peu à voir tous ensemble ou deux à deux n'est pas pour gêner Roland, et l'amalgame ou l'approximation sont élevées sous sa plume à la dignité d'art. On a pu lire récemment un article de sa part sur le grand cinéaste Erich von Stroheim. On y trouve des phrases aussi bien amenées que les suivantes :

"Stroheim, comme Wittgenstein d'ailleurs, aurait été marqué à mort par le livre d'Otto Weininger", ou encore

"Louise Brooks, qui passa d'ailleurs une soirée en sa compagnie" (Le Monde, 18 juin 99).

On le voit, les irruptions d'une partie de la galerie de statues de cire de Jaccard s'imposaient, et il faut noter ses "d'ailleurs", qui lui sont de bien précieuses chevilles pour dissimuler ses coq-à-l'âne qu'il ne maîtrise manifestement pas.

Mais c'est décidément sur le philosophe austro-britannique Wittgenstein que Roland semble avoir jeté son dévolu. Si nos comptes sont exactes, ce ne sont pas moins de sept ouvrages sur le compte du pauvre Ludwig qui sont parus sous la direction de Jaccard. Le dernier en date, de la main même du philosophe, les Carnets de Cambridge et de Skjolden, a eu sa promotion assurée avec flamme et par anticipation de sa parution, puisque Roland Jaccard s'est en personne chargé de prétendre à la radio (France Culture, le 30 octobre 1998) qu'il s'agissait d'une œuvre "du niveau de Pascal", "telle qu'on en découvre une dizaine par siècle", et qui est "poufff!" (ce qui sembla être un soupir admiratif). Sans entrer dans des classifications subjectives, reconnaissons pourtant qu'il s'agit sans doute de l'écrit de Wittgenstein le moins intéressant jamais paru, et que l'on aurait du mal à y trouver une phrase un peu philosophique toutes les dix pages. Il faut dire qu'il s'agissait d'un journal intime, et destiné à ce titre à être brûlé à sa mort, comme ses autres écrits personnels. Mais la frontière entre ce qui est intime et qu'il est par suite indiscret ou impudique de claironner, et ce qui ne l'est pas, semble selon toute apparence évanouie dans la vie de Roland Jaccard. Aller rapprocher ce texte des écrits de Pascal, et le recommander aux lecteurs en priorité devant des ouvrages aussi fondamentaux que sont les Recherches philosophiques ou les Remarques sur les fondements de mathématiques, ce n'est même plus faire semblant de comprendre ou d'avoir seulement lu Wittgenstein. C'est avouer, par défaut, son incurie éditoriale et intellectuelle.

En passant, dans la même émission, Jaccard revendiquait faraudement de n'avoir jamais lu en entier le Tractatus Logico-Philosophicus, et se prévalait des propres avis négatifs du Wittgenstein des années 30 sur son premier livre (ce que Jaccard venait apparemment de découvrir pour la première fois dans les Carnets) pour se trouver fondé à ne pas réussir à l'achever (et peut-être à le commencer). Voilà des "spécialistes" tels qu'on les rêve. Et il suffit apparemment, s'il est seul à la direction éditoriale, de lui envoyer n'importe quel manuscrit où l'on bavarde sur Vienne, Wittgenstein, la psychanalyse à trois francs, le tempérament suicidaire, le tout lié par des exclamations et des larmoiements admiratifs, pour être assuré non seulement d'une publication aux PUF, mais aussi d'un compte-rendu impartial et élogieux dans le prochain Monde des Livres (signé par notre héros multicarte).

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